Distributeur entrepositaire : un secteur submergé par la crise

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Des cafés, hôtels et restaurants aux rideaux baissés, un marché de la consommation hors domicile fortement contrasté entre la province et Paris, des millions de litres de boissons arrivant à leurs dates de péremption et des aides gouvernementales tardives… Pour les distributeurs entrepositaires qui évoluent dans le sillage des CHR, l’année 2020 s’est révélée particulièrement chaotique.

Distributeur de boisson
Distributeur de boisson

L’année 2020 a laissé un profond goût d’amertume aux cafetiers, restaurateurs et hôteliers. Dans leur sillage, c’est tout une chaîne de production qui est impactée. Outre les fournisseurs de produits alimentaires, de matériels et d’ustensiles, les grossistes en boissons subissent eux aussi un dévissage sans précédent de leur activité. Avec des débits de boissons fermés, les distributeurs entrepositaires voient leur principal marché devenir atone. Seule demeure la restauration collective en milieu scolaire, en EHPAD ou encore au sein de certaines administrations; si bien que le bilan de 2020 est particulièrement contrasté.

« 2020 avait bien démarré mais c’était sans compter la crise sanitaire qui nous a frappés et a stoppé net notre activité à partir du 15 mars, avec notamment pour conséquence la fermeture des CHR pendant près de trois mois. Une partie des établissements a pu rebondir durant la période estivale, mais ce bol d’air aura été de courte durée avec la mise en place d’un couvrefeu à l’automne, la fermeture des bars, puis un deuxième confinement. « Depuis plus de 10 mois maintenant, notre profession souffre, moralement, mais aussi et surtout sur le plan économique », confesse Loïc Latour, P-DG de France Boissons. Ainsi, cette filiale d’Heineken France accuse, en moyenne, une perte de volumes de près de 40 % par rapport à 2019, avec des disparités régionales fortes : l’Île-de-France a été particulièrement touchée en l’absence de la clientèle touristique et d’affaires, mais aussi par la généralisation du télétravail.

Le son de cloche est tristement similaire chez C10, réseau de distributeurs aujourd’hui présidé par Laurent Tribouillet. Ce dernier, qui dirige également OBD, un grossiste particulièrement actif à Paris et en Île-de-France, représente ainsi 90 groupes, pour 200 sites et plus de 90 000 clients. « À l’échelle nationale, la chute d’activité se chiffre environ à – 40 %. Selon les régions, on assiste à des disparités. Les chiffres sont meilleurs en Bretagne, en Normandie et en région PACA, avec 15 points d’écart », constate-t-il. Du côté d’OBD, Laurent Tribouillet regrette, comme beaucoup de professionnels, d’avoir « appris le jour pour le lendemain » la fermeture des établissements ce fameux week-end du 14 mars 2020. Une situation soudaine qui a donné lieu à une logistique d’urgence « pas adaptée à notre fonctionnement habituel » car il a fallu « structurer les équipes avec la mise en place du chômage partiel tout en maintenant un niveau de service élevé » à destination des armées ou des hôpitaux.

« Les chiffres sont meilleurs en Bretagne, en Normandie et en région PACA », Laurent Tribouillet – président de C10. © Hélène MAUGER

« À Paris, nous n’avons pas connu de rebond d’activité »

Malgré la mise en place d’une « offre terrasse » pour les professionnels franciliens (3 000 clients) avec des tireuses autonomes durant l’été notamment, OBD affiche une érosion de son chiffre d’affaires supérieur à – 50 % pour Paris et – 40 % pour la petite couronne parisienne. Le groupe Rouquette, quant à lui, a logiquement été touché par la fermeture des CHR, mais aussi par l’annulation des festivals et la mise en sommeil du monde de la nuit. Les camions, chargés de distribuer les produits, sont restés à l’arrêt pendant de nombreux mois.

Rouquette s’est donc résigné à livrer des EHPAD et des hôpitaux. Son directeur commercial, Adrien Rouquette, dresse un bilan catastrophique de l’année qui vient de s’écouler. « Nous avons fini l’année entre – 50 % et – 60 %. C’est à peu près la moyenne en région parisienne. À Paris, nous n’avons pas connu de rebond d’activité cet été contrairement au reste de la France. La capitale a été désertée, il n’y avait ni touristes ni résidents », explique-t-il. Par ailleurs, la crise sanitaire est venue perturber les perspectives de développement envisagées, au début de l’année 2020, par Laurent Pecqueur, directeur de Sodiboissons. Le groupe, situé dans les Hauts-de-France, travaille à 98 % avec les CHR, les discothèques et les stades de football. « Nous jouissions d’une bonne dynamique au début de l’année 2020. Jusqu’au premier confinement, nous étions sur une croissance comprise entre + 10 et + 15 % », calcule Laurent Pecqueur. Ce dernier reste tout de même optimiste et promet d’aller au bout de ses projets en 2021.

« Nous avons fini l’année entre – 50 % et – 60 % », Andrien Rouquette.

Dans l’ouest de la France, le président de Cozigou, Antoine Cozigou, place peu d’espoir dans les mois qui viennent. Le grossiste, qui assure habituellement un chiffre d’affaires compris entre 140 et 150 M€, a réalisé une année 2020 à – 40 %. « 2020 a été assez complexe pour nous en raison notamment de l’annulation des festivals. Nous avons l’habitude de beaucoup distribuer, lors de ces événements, en Bretagne et ailleurs. Cela a eu un impact très négatif sur notre activité globale », déplore Antoine Cozigou. À l’instar d’autres fournisseurs, les adhérents du réseau C10 ont massivement eu recours au chômage partiel mis en place par le Gouvernement. En matière d’effectif, le siège de C10 a tout de même conservé le gros de ses troupes. Objectif ? « Accompagner nos adhérents dans les négociations avec les fournisseurs pour pouvoir s’adapter à l’arrêt des flux financiers », justifie Laurent Tribouillet. Ce dernier explique que les fournisseurs en question se sont comportés en « véritables partenaires » et que des reports de paiement ont ainsi été obtenus. Car la gestion des stocks de boissons et leur durée de vie ont donné lieu à bien des tracas.

Le casse-tête des stocks

Dans les entrepôts endormis des distributeurs de boissons, des millions de litres arrivent tour à tour à péremption. Faute de pouvoir les écouler et les vendre aux CHR, les entrepôts débordent. Les professionnels tirent la sonnette d’alarme. Véritable bombe à retardement, la situation pourrait très vite devenir dramatique. « Nous travaillons avec des produits consignés propres au secteur CHR. Nous ne pouvons, par exemple, pas vendre un fût de bière en grande surface. Les dates de durabilité minimale arrivent à terme sur ces produits. Aujourd’hui, c’est le gros danger. C’est un risque énorme de casse », prévient Laurent Pecqueur.

L’inquiétude est partagée par tous les acteurs de la filière. « Certains de nos produits vont devenir impropres à la consommation. Cela représente un gâchis considérable. De plus, toutes les boissons alcoolisées ne peuvent pas être données à des associations. Tout va dépendre de notre date de réouverture », poursuit Adrien Rouquette. Les professionnels espèrent des prolongations de dates de la part des industriels, comme lors du premier confinement : des pertes supplémentaires ne sont pas envisageables pour les distributeurs de boissons. « Si nous rouvrons en avril, après six mois de fermeture, les prolongations ne seraient même pas suffisantes pour certains produits. C’est dramatique », peste Antoine Cozigou.

 « Depuis plus de 10 mois maintenant, notre profession souffre, moralement, et surtout sur le plan économique », Loïc Latour.

Pour France Boissons, les catégories alcoolisées ont d’ailleurs été les plus touchées par la fermeture des établissements au regard des volumes de 2020 : la bière en fûts (- 47 %), le vin (- 46%) et les spiritueux (- 45,5%). Les eaux et les BRSA (boissons rafraîchissantes sans alcool) sont également en décroissance, mais dans une moindre mesure « car nous avons continué de livrer ces boissons aux établissements restés ouverts tels que la restauration collective, les administrations, les hôpitaux ou les EHPAD », rapporte Loïc Latour. Chez OBD, il a fallu protéger les machines à café et les tirages pression des clients. « Les tireuses et les machines à café génèrent, au moment de la reprise d’activité, des problèmes de fonctionnement ou de qualité. Si l’on prend l’exemple des tireuses, il convient de les mettre sous eau de façon que le nettoyage des conduits soit optimal », détaille Laurent Tribouillet. Ce dernier met également en évidence la difficulté qu’a constitué la composition des « doubles stocks » au moment de la réouverture des établissements après le premier confinement : « C’était complexe car chez nos fournisseurs, il n’y avait pas nécessairement une production suffisante tandis que chez nos clients il n’y avait plus de stock. »

Le mirage de la VAE

Situés en amont de la chaîne, les distributeurs de boissons ont une vue d’ensemble sur les CHR. L’arrêt de l’activité de leurs clients les inquiète légitimement car, bien souvent, les distributeurs de boissons ne se cantonnent pas à ce rôle… « Nous investissons dans des travaux ou nous complétons les apports dans l’acquisition de fonds de commerce auprès des cafés et restaurants notamment. En 2019, Sodiboissons a réalisé 38 millions d’euros de chiffres d’affaires. Nous avons investi à peu près 3 M€ chez nos clients », révèle Laurent Pecqueur, qui note par ailleurs que livraisons et ventes à emporter n’ont pas provoqué d’embellie pour les ventes de boissons, ou tout simplement permis de sauver les meubles. En effet, « la VAE fonctionne bien pour la partie alimentaire mais pas pour la partie boisson. Soyons clairs, rares sont les consommateurs qui prennent une boisson avec leur plat. Le peu de chiffre d’affaires que nous générons grâce à la VAE correspond à nos quelques clients qui parviennent à vendre de la bière dans des gobelets avec les commandes à emporter, ou encore quelques cafés le matin. Cela reste minime, voire négligeable », regrette Adrien Rouquette. Loïc Latour ne se satisfait pas plus des retombées économiques que pourrait générer le développement des offres à emporter.

S’il peut s’agir d’une bouée de sauvetage pour les restaurateurs, là encore les ventes de boissons, et notamment de bières ou de vins, sont anecdotiques. « Bien que nos clients aient fait preuve d’une grande adaptabilité et surtout d’une incroyable capacité à se réinventer, avec notamment l’accélération de la vente à emporter et de la livraison, le deuxième confinement en fin d’année 2020 a rendu la situation très critique, tranchet-il. Sur les deux derniers mois de l’année 2020, seuls 35 % de nos clients ont passé commande, certainement pour maintenir leur activité de vente à emporter ou de livraison à domicile, et nous enregistrons une baisse de 64,5 % de nos volumes en novembre-décembre. » Si la consommation de boissons alcoolisées en livraison ou VAE constitue un « business anecdotique » pour France Boissons, Loïc Latour se félicite qu’elle ait permis de maintenir un lien avec ses clients restaurateurs. Et de prédire : « Ces “ nouveaux ” usages perdureront sans aucun doute au sortir de la crise. »

« 2020 a été assez complexe pour nous en raison notamment de l’annulation des festivals », Antoine Cozigou.

Les distributeurs entrepositaires profiteront-ils réellement de ce marché? Plutôt que de se résigner et de se débarrasser des marchandises, certains distributeurs de boissons ont décidé de déstocker à prix cassés des milliers de produits. C’est le cas d’Atlantique Boissons, qui organise dans son entrepôt de Saint-Jacques-de-la-Lande, près de Rennes, les 5 et 6 février prochains, une vente ouverte aux professionnels et aux particuliers. Une démarche initiée par son fondateur, Jean- Jacques Barre, qui vise donc à limiter le gaspillage.Les milliers de bouteilles de bières, softs, vins seront ainsi proposés à des prix inférieurs aux tarifications de la grande distribution.

« Nous serons vigilants »

Le 14 janvier dernier, le Gouvernement a enfin pris la mesure de la crise que traversent les grossistes de boissons. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a ainsi présenté un nouvel arsenal d’aides. Jusqu’alors, les fournisseurs, contrairement aux CHR, ne bénéficiaient d’aucune aide et étaient exclus du fonds de solidarité. Pourtant, par un implacable effet de dominos, ils ont été frappés de plein fouet par la crise sanitaire. La pérennité de leur filière est en jeu. « Le Gouvernement a enfin entendu ce que nous leur disions depuis maintenant des mois. Nous sommes, au même titre que les CHR, très largement impactés par cette crise. Nous estimons avoir le droit aux mêmes aides que nos clients », tempête Adrien Rouquette. Cette différence de traitement a poussé aussi, comme d’autres, le directeur de Sodiboissons à se mobiliser. Laurent Pecqueur et ses confrères nordistes ont organisé une opération escargot à Lille, le 7 janvier, pour se faire entendre. Une action coup de poing à laquelle s’est également joint le président de C10, Laurent Tribouillet.

Aujourd’hui, Laurent Pecqueur attend avec impatience la publication du décret, comme l’ensemble de ses collègues. « Nous attendons le décret et restons vigilants », clame Laurent Tribouillet. « Ces aides sont légitimes. La situation devenait très compliquée pour tous les grossistes français. Cette reconnaissance, c’est un grand pas pour notre profession. Mais pour l’instant, ce ne sont que des paroles », ajoute Laurent Pecqueur, d’un ton méfiant. Longtemps espérées, ces aides sont salvatrices pour de nombreux grossistes. Mais pour les plus grosses structures, le dispositif paraît limité. « Le fonds de solidarité est capé à 200 000 euros par mois. Malgré la deuxième enveloppe qui prendrait 70 % des charges fixes, cela ne couvrira jamais l’ensemble de nos frais fixes », s’inquiète Antoine Cozigou. Loïc Latour se dit satisfait mais reste attentif à l’avancement de la situation. « Il était aussi important que le Gouvernement prenne la pleine mesure de l’impact sur notre filière CHD. Cela semble être le cas depuis quelques semaines, mais cela reste à être confirmé, notamment pour les grossistes en boissons, suite à l’action menée par la FNB, la Fédération nationale des boissons », conclut-il.

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